« J’essaie d’appartenir à un monde pluriel, où tous se disent d’accord pour une décolonisation des esprits, et un décentrement du regard […], là où la fable s’efface pour laisser déborder le réel. » Ainsi parle le dramaturge comorien Soeuf Elbadawi, dont le dernier spectacle intitulé Obsessions(s) est à l’affiche au Tarmac, à Paris, du 3 au 5 avril. Un spectacle haut en couleur, transdisciplinaire, avec pour thème le fait colonial, le Sud encore sous tutelle et les difficultés de faire vivre ensemble les différents imaginaires.
Essayiste, poète, dramaturge, Soeuf Elbadawi est un acteur majeur de la scène artistique des Comores. Avec Obsession(s) qui est le troisième grand spectacle dramatique de l’artiste comorien joué sur une scène française après Moroni Blues et Un dhikri pour nos morts, Elbadawi revient sur la « fabrique coloniale » qui est au coeur de sa réflexion sur les Comores et plus largement, comme l’auteur aime l’affirmer lui-même, sur « la complexité de vis-à-vis, entre Sud et Nord, encore sous tutelle ».
Dépendances et déprédations
Obsession(s) ne raconte pas une histoire, mais l’Histoire tout court, avec un grand « H », celle de la colonisation qui n’en finit pas de mourir. Son cadavre bouge encore. Théoriquement, en Afrique, la colonisation française a pris fin dans les années 1960, avec l’indépendance de l’Algérie en 1962 et d’autres principales possessions françaises sur le continent noir. L’arrogance de l’ancien colonisateur perdure encore, faisant la pluie et le beau temps dans les anciennes colonies piégées dans un réseau postcolonial de dépendances et de déprédations.
Les Comoriens en savent quelque chose. Leur indépendance tronquée avec l’annexion d’une des quatre îles de l’archipel comorien au mépris du droit international et les milliers des victimes du « visa Balladur » dont les squelettes tapissent le fond du bras de mer qui sépare l’île de Mayotte demeurée française des trois îles devenues indépendantes en 1975, étaient les sujets des précédentes pièces de Soeuf Elbadawi. Obsession(s) prolonge la réflexion, mais dépasse le cas particulier des Comores pour embrasser la colonisation comme un fait historique dont les conséquences malsaines continuent de déterminer le présent de notre monde. « Figurez-vous, aime répéter le dramaturge, nous sommes tous dans la merde, les enfants des colonisés comme les rejetons des colonisateurs. Personne ne peut se dire mieux loti. »
Intranquillité du monde contemporain
Sur scène, sept acteurs d’origines diverses – comoriens, français, martiniquais, québécois – incarnent cette intranquillité du monde contemporain, à travers un texte dramatique fragmentaire. Il s’agit plus d’une série de tableaux que d’un récit théâtral classique (avec exposition, nœud, péripéties et dénouements), tissés ensemble par le geste sous-jacent de la résistance des dominés. Les personnages sont habités par leur rage intériorisée, totale, dénonçant les injustices de l’histoire et des hommes, le chaos et le mépris.
Les personnages sont en réalité huit, si on ajoute le poisson réchappé du crétacé qui s’invite sur scène pour raconter du haut de son grand âge la tragédie des hommes. Il en a été le témoin fidèle depuis les débuts, remontant régulièrement du fond de son habitat marin pour venir voir le spectacle : « C’est beau, les hommes qui s’exterminent, entre eux. C’est l’essence même de la tragédie ! Ça vaut bien le détour… »
Le spectacle s’ouvre sur un cours magistral donné par un conteur martiniquais très en verve, avec pour thème le massacre des Indiens karibs par les premiers colonisateurs, suivi du jeu ironique tout en gestes et mimiques d’un manipulateur d’objets mimant les épisodes sombres de la conquête coloniale. L’auteur Soeuf Elbadawi dans le rôle de fou est lui aussi d’une grande justesse effectuant sa danse débridée sous une pluie de sables et de pétales de roses. La transformation de cet ancien journaliste en un acteur prodigieux qui sait donner grâce à son intelligence et son dynamisme une épaisseur singulière aux rôles qu’il incarne sur scène est un moment marquant du théâtre francophone contemporain. Avec Obsession(s), il se révèle comme une figure incontournable avec laquelle il faudra désormais compter.
Possibilité d’un avenir commun
Le clou du spectacle reste quand même les chants des soufis ponctuant les tableaux qui se suivent sur le plateau, mais ne se ressemblent pas. Tout de blanc vêtu, ce trio musical de la confrérie soufi shadhuli des Comores invoque le Dieu miséricordieux de l’islam mystique, chante le sacré et sa profanation par les puissants d’un ancien monde vaincu depuis belle lurette mais qui refusent de céder la place au nouveau monde émergeant.
Ces chanteurs qui s’inscrivent dans la tradition religieuse comorienne ne sont pas sans rappeler le chœur du théâtre grec. Ils ont pour mission de dire l’espérance et l’apaisement face aux cruautés du monde. Leurs chants sublimes cartographient aussi la possibilité d’un avenir commun et incarnent les obsessions d’un metteur en scène dont l’enfance a été bercée par la poésie et la puissance consolatrices du mysticisme soufi, sans lequel, au dire même du poète, son pays, les Comores, aurait « depuis longtemps explosé ».
► Obsession(s). Texte et mise en scène par Soeuf Elbadawi. Avec André Dédé Duguet, Leïla Gaudin, Francis Monty, Philippe Richard et Mourchid Abdallah, Mohamed Saïd, Chandouli Mohamed Ali du chœur Soufi Lyaman. Spectacle créé le 8 novembre 2018 au Théâtre Antoine Vitez, d’Ivry sur Seine. Trois nouvelles représentations au Tarmac, la scène internationale francophone, Paris.
Source: RFI /Par Tirthankar Chanda
Commentaires récents